Le fond d’œil fenêtre sur la santé visuelle et générale

Pr Aude Couturier
Professeur d'ophtalmologie à l'Université Paris Cité, Chef de service des services d'ophtalmologie des hôpitaux universitaires Lariboisière et Saint-Louis (AP-HP), Chef du service de rétine adulte à l’Hôpital Fondation Adolphe de Rothschild et Directrice générale de l’Institut Français de Myopie à Paris. ©DR

L’imagerie rétinienne permet de diagnostiquer et surveiller de nombreuses maladies oculaires, telles que le glaucome, la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) ou la rétinopathie diabétique. Ces pathologies affectent la vision de manière plus ou moins grave et si elles ne sont pas prises en charge assez tôt, peuvent mener à la perte de vision. Leur détection précoce représente donc un enjeu de santé publique. L’examen de base reste le fond d'œil, un examen rapide et indolore, réalisé le plus souvent à l’aide d’une lentille et d’un microscope. Il permet de voir les structures en arrière du cristallin, et plus particulièrement la rétine. “La rétine tapisse la partie postérieure de l'œil. C’est un tissu qui comporte des neurones, des cellules gliales qui servent de support aux neurones, et des vaisseaux pour apporter l’oxygène”, précise le Pr Aude Couturier, ophtalmologiste à l’Hôpital Fondation Rothschild. Elle détaille : “Ce tissu neuro-glio-vasculaire a une organisation assez proche de celle du cerveau, c’est pour cela que l'œil est souvent décrit comme étant la fenêtre du cerveau”.
Si l’analyse de la rétine permet de dépister des maladies oculaires, l’observation des vaisseaux présents au fond de l'œil donnent également des informations sur l’état du système cardio-vasculaire, et peuvent servir de marqueurs à d’autres pathologies.

© F. A.D.Rothschild 00046 S.Laniray

L'importance du fond d'œil dans la prévention des maladies oculaires

Le fond d'œil peut être prescrit en cas de baisse de la vision, en cas d’autres symptômes, à titre systématique chez les sujets myopes, ou dans le cadre de pathologies générales telles que le diabète. A partir d’un certain âge, on recommande aux patients d’effectuer un fond d'œil plus régulièrement, car il permet de dépister certaines maladies survenant avec l’âge comme le glaucome ou la DMLA.
“Avec l'âge, des modifications du vitré (gel que contient la cavité postérieure de l'œil) surviennent. Le vitré, qui est normalement attaché à la rétine, se détache petit à petit. Le décollement du vitré survient souvent à partir de 60 ans. Des symptômes apparaissent alors comme des corps flottants ou des mouches volantes. Le fond d'œil permet de voir s'il n’y a pas de trou dans la rétine, car le risque est le décollement de la rétine”, explique le Pr Aude Couturier. Elle ajoute : “D’autres symptômes peuvent amener à alerter, comme la baisse de vision centrale, caractéristique de maladies de la macula (qui est la partie centrale de la rétine) telle que la DMLA. La DMLA est associée à la présence de dépôts sous-rétiniens que l’on peut voir lors d’un fond d'œil. Toutefois, cet examen doit être complété par des techniques d’imagerie plus précise. L’OCT (Tomographie à Cohérence Optique) permet de confirmer le diagnostic de DMLA.”  
Le fond d'œil permet également d’observer le nerf optique, qui est atteint dans le cas d’un glaucome. “Si la mesure de la pression oculaire est parfois un signe d’alerte, elle n’est pas suffisante pour diagnostiquer et suivre un glaucome”, commente l’ophtalmologiste. Par ailleurs, en cas de myopie, la rétine est plus fragile, notamment les zones en périphérie. Chez les personnes atteintes de myopie forte, supérieure à -6 dioptries, il est préconisé de faire un fond d'œil tous les ans ou tous les 2 ans pour la surveillance de la macula, du nerf optique et de la rétine périphérique.

L'imagerie de la rétine pour le dépistage des maladies générales

Si le fond d'œil est un examen important pour le dépistage et le diagnostic de maladies ophtalmologiques, il permet également de voir les atteintes de la rétine dues à d’autres maladies, qui ne sont pas liées à l'œil. En effet, cet examen donne des indications précieuses sur l’état de santé général, comme l’explique le Pr Aude Couturier : “Il peut y avoir des maladies du fond d'œil qui font baisser la vision, surtout les maladies qui touchent la macula. Mais le fond d'œil est aussi le reflet d’autres pathologies. Il révèle par exemple l’état vasculaire du patient. Chez quelqu’un qui a de l’hypertension, on peut voir des modifications sur les fines artères rétiniennes. De la même manière, chez un patient diabétique, qui a un taux élevé de sucre dans le sang, on peut voir que les petits vaisseaux rétiniens sont endommagés et l’on observe des signes d’ischémie de la rétine. C’est un signe de rétinopathie diabétique”.
L’observation de la rétine est également une piste de recherche intéressante pour dépister des maladies neurodégénératives, telle que la maladie d’Alzheimer qui engendrerait des anomalies de la microvascularisation rétinienne, selon plusieurs études (1).
 

Fond d’œil et lésions les plus communes causées par la rétinopathie diabétique (hémorragies, micro-anévrismes, exsudats, nodules cotonneux), Deep Image Mining for Diabetic Retinopathy Screening, G Quellec et al. (2017) ©DR

Par ailleurs, des signes subtils au niveau des couches internes de la rétine pourraient aider à prédire la survenue d’événements cardiaques, selon une récente étude du Dr Bousquet parue dans American Journal of Ophtalmology (2). Ces travaux, qui se sont appuyés sur des images en SD-OCT (spectral domain optical coherence tomography), ont montré que des lésions périvasculaires ischémiques rétiniennes (amincissement localisé de la couche nucléaire interne de la rétine) étaient associées à un infarctus du myocarde chez les patientsatteints d'une maladie coronarienne. Plus récente et plus performante que le fond d'œil, la technique de l’OCT permet d’acquérir des images de la rétine en coupes très fines, à haute résolution. La SD-OCT fait référence à une nouvelle génération d’appareils utilisant un spectromètre à la place de l’interféromètre. “Avec l’OCT, on peut voir une couche amincie de façon localisée, qui montre que le débit est plus bas, alors qu’avec un fond d'œil, on peut seulement voir que l’artère est plus rigide”, commente le Pr Aude Couturier, qui ajoute : “Quand on retrouve ce marqueur OCT chez un patient, il faut l’amener à voir son médecin traitant ou un cardiologue pour faire un bilan, car c’est un signe de risque cardiovasculaire.”

Le cas de la rétinopathie diabétique

La rétinopathie diabétique est une complication du diabète due à l’atteinte des vaisseaux de la rétine. Chez les personnes diabétiques, l’augmentation du taux de sucre dans le sang et ses fortes variations endommagent les capillaires rétiniens. A long terme, la vue est perturbée. En France, il s’agit de la première cause de cécité avant 65 ans. Deux tiers des patients diabétiques en sont atteints. La maladie est asymptomatique à ses débuts, et ce n’est qu’à un stade avancé que les symptômes apparaissent, d’où l’importance du dépistage qui représente un enjeu de santé publique. “Le problème de la rétinopathie diabétique est qu’elle est asymptomatique. Un patient peut avoir une rétinopathie diabétique avancée mais il voit bien car la zone centrale qui permet de voir net est préservée”, précise le Pr Aude Couturier. Selon les recommandations de la Haute Autorité de Santé, les personnes diabétiques doivent réaliser un fond d'œil tous les ans. Ce rythme peut être élargi à deux ans sous certaines conditions (notamment chez les diabétiques non insulino-traités et bien équilibrés).
 “Nous avons mené une étude sur le suivi ophtalmologique des patients diabétiques, avec le Pr Cécile Delcourt et la doctorante Abir Zureik. Malheureusement, nos résultats montrent que le dépistage et le suivi de la rétinopathie diabétique est insuffisant, avec seulement 50 % des patients qui ont un suivi ophtalmologique”, souligne le Pr Aude Couturier. “Pourtant, l’examen du fond d'œil est un examen très simple, rapide et non douloureux, c’est donc dommage que tous les patients diabétiques ne puissent pas en bénéficier. D’autant plus que cela fait plus de 20 ans que le réseau de télémédecine existe. Il n’y a pas besoin d'aller chez l'ophtalmologiste pour faire le dépistage. Il peut se faire chez le diabétologue ou en centre de dépistage”, commente l’ophtalmologiste.

Examen du fond d'œil, de nouvelles perspectives avec l'intelligence artificielle

Ces dernières décennies, l’imagerie en ophtalmologie a connu une véritable révolution avec le développement de nouvelles techniques de pointe, l’amélioration de la résolution d’image et l’arrivée de l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle est aujourd’hui de plus en plus utilisée pour aider au diagnostic et transforme la pratique des ophtalmologistes, surtout dans un contexte de difficultés d’accès aux soins. Grâce au deep learning (apprentissage profond), qui donne aux machines la capacité d’apprendre à partir d’une grande quantité de données, l’intelligence artificielle peut interpréter des clichés rétiniens avec une précision parfois supérieure à celle de l’œil humain. Elle est par exemple capable de repérer des vaisseaux sanguins anormaux dans les stades très précoces de la rétinopathie diabétique. De fait, le premier système d’intelligence artificielle à avoir été autorisé par la FDA (Food and Drug Administration) aux Etats-Unis (en 2018), pour une application en santé, est IDx-DR, un outil de dépistage automatisé de la rétinopathie diabétique. Le système permet de dépister les rétines atteintes, de les classer par ordre de sévérité et propose un délai de rendez-vous avec l'ophtalmologiste. En France, l’entreprise Evolucare, en collaboration avec l’AP-HP, l’Inserm et d’autres partenaires, a développé le système d’intelligence artificielle OphtAI. En quelques secondes, OphtAI est capable de détecter par l’analyse de photographies de rétines les signes précoces de la rétinopathie diabétique, ainsi que le risque de glaucome ou de DMLA (sensibilité jusqu’à 99 %). Le système a été entraîné à partir de plus de 760 000 images du réseau de télémédecine Ophdiat de l’AP-HP, qui regroupe une trentaine de centres de dépistage de la rétinopathie diabétique en France (3). Toutefois, OphtAI constitue une aide au diagnostic qui ne peut être utilisé que par un ophtalmologiste, précisent ses concepteurs. Il s’agit du premier logiciel ayant obtenu un marquage CE dans ce domaine en France.
“Beaucoup d'autres initiatives se développent pour dépister les maladies du fond d'œil avec l’intelligence artificielle. Par exemple, un logiciel a été développé pour quantifier le liquide intra- et sous-rétinien en OCT, ce qui permet de dépister la DMLA. La quantification est précise mais pour le moment, ce système n’est pas encore très répandu. Pour des pathologies comme Alzheimer, certains marqueurs peuvent être intéressants et on peut imaginer utiliser des images du fond d'œil pour avoir un diagnostic plus précoce. Des recherches sont en cours”, précise le Pr Aude Couturier.

Fond d’œil et détection des lésions liées à la rétinopathie diabétique par l'algorithme de Ophtai, Instant automatic diagnosis of diabetic retinopathy, G Quellec, M Lamard et al. (2019) ©DR

En plus d'être capable de dépister une maladie, l'intelligence artificielle permet également de prédire l’évolution d’une pathologie. En 2021, des chercheurs chinois ont développé un système d’apprentissage profond nommé DeepDR (Deep-learning Diabetic Retinopathy), qui est capable de détecter les différents stades de la rétinopathie diabétique à partir d'images du fond d'œil. Le modèle, entraîné sur des centaines de milliers d’images, permet de prédire le risque d’aggravation de la rétinopathie diabétique et ainsi d’adapter le suivi patient (4).
Par ailleurs, en France, le projet en cours Evired (Evaluation Intelligente de la Rétinopathie Diabétique) a pour objectif de développer et de valider un nouvel algorithme de prédiction de l’évolution de la rétinopathie diabétique, en se basant notamment sur les nouvelles techniques d’imagerie (5). Le Pr Aude Couturier, qui est responsable scientifique de l'étude, détaille : “Il s’agit d’une étude nationale qui inclut plus de 3000 patients diabétiques, suivis entre 2 et 4 ans dans 14 centres en France. On utilise les images du fond d'œil et de l’OCT afin de développer un algorithme pour prédire le risque de complication de la rétinopathie diabétique, avec l’objectif de mieux suivre la maladie et de traiter plus tôt certains patients qui le nécessitent. D’autant plus que l’évolution de la rétinopathie est très variable d’un patient à l’autre. Pour certains, il n’y a pas de changement pendant dix ans et pour d’autres, la maladie évolue très vite.”
Actuellement, la classification de la rétinopathie diabétique se base sur des publications anciennes et des clichés de fond d'œil qui fournissent une précision de prédiction insuffisante. Evired devrait permettre un diagnostic et une prédiction améliorés, pour aider les ophtalmologistes à prendre les meilleures décisions pendant le suivi de la rétinopathie diabétique.

Propos recueillis par Sophie Vo

Souces : (1) S. C. Lima Rebouças et al. Retinal microvasculature and incident dementia over 10 years : The Three-City-Alienor cohort. Alzheimers Dement (Amst), 2023 ; doi :10.1002/dad2.12480. (2) E. Bousquet et al. Retinal Ischemic Perivascular Lesions Are Associated With Myocardial Infarction in Patients With Coronary Artery Disease, American Journal of Ophthalmology, Volume 264, 224 - 228, 2024, DOI: 10.1016/j.ajo.2024.03.017. (3) Quellec G et al. Deep image Mining for diabetic retinopathy screening. Med Image Anal. 2017 Jul; 39:178-193. (4) Dai, L., Sheng, B., Chen, T. et al. A deep learning system for predicting time to progression of diabetic retinopathy. Nat Med 30, 584–594 (2024).https://doi.org/10.1038/s41591-023-02702-z. (5) Tadayoni R et al. Artificial intelligence-based prediction of diabetic retinopathy evolution (EviRed): protocol for a prospective cohort. BMJ Open. 2024 Apr 15;14(4):e084574. doi: 10.1136/bmjopen-2024-084574.

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