Les troubles neurovisuels, l'importance d'un dépistage précoce
Les troubles neurovisuels ont longtemps été ignorés ou confondus avec les troubles ophtalmologiques. Pourtant, en France, on estime qu’au moins 5% des enfants en seraient atteints. En perturbant différents aspects de la vision, ces troubles peuvent gêner considérablement le développement de l’enfant et les apprentissages, d’où l’importance de les détecter le plus tôt possible. Le point avec Sylvie Chokron, neuropsychologue et directrice de Recherches 1 ère classe au CNRS.
Sylvie Chokron est neuropsychologue et directrice de Recherches 1re classe au CNRS. Elle est la fondatrice et la directrice de l’Institut de Neuropsychologie, Neurovision et NeuroCognition (I3N) à la Fondation Ophtalmologique Rothschild, à Paris. Elle est également responsable de l’équipe Perception, Action et Développement Cognitif au sein de l’INCC (Integrative Neuroscience and Cognition Center, UMR 8002 & Université Paris Descartes, Paris).
Les troubles neurovisuels, de quoi s'agit-il ?
Les troubles neurovisuels (appelés « cerebral visual impairment » en anglais) constituent un ensemble de troubles de la fonction visuelle d’origine cérébrale. Ils se manifestent à la suite d’une lésion survenant entre le chiasma optique, lieu de croisement des deux nerfs optiques, et les aires visuelles corticales. Chez l’adulte, ils font le plus souvent suite à un accident vasculaire cérébral, notamment lorsque des lésions surviennent dans les régions occipitales du cerveau. On estime qu’un tiers des adultes victimes d’un AVC seraient concernés par ces troubles. D’autres causes moins fréquentes peuvent être retrouvées, comme un épisode d’anoxie cérébrale, un traumatisme crânien ou des lésions causées par des tumeurs cérébrales.
Bien que les troubles neurovisuels soient essentiellement connus chez l’adulte, ils sont de plus en plus décrits chez les enfants. Les estimations indiquent qu’ils concernent au moins 5% des enfants, soit au minimum un par classe en moyenne, mais ce chiffre peut aller jusqu’à 13% d’après certaines études. Chez les enfants, les troubles neurovisuels sont souvent liés à la prématurité. Ils sont consécutifs à un manque d’oxygénation du cerveau au moment de la naissance, à la prématurité ou à un accident vasculaire cérébral. Ils peuvent également survenir pendant l’enfance, à la suite d’un traumatisme crânien ou d’une infection du cerveau (encéphalite, méningite…).
En termes épidémiologiques, les études récentes estiment que les troubles neurovisuels sont devenus la première cause de déficit visuel majeur dans les pays industrialisés. Ceci s’explique d’une part par l’amélioration du taux de survie des enfants nés dans un contexte de prématurité et/ou d’atteinte neurologique et d’autre part par la meilleure prévention des déficits visuels d’origine oculaire.
"Bien que les troubles neurovisuels soient essentiellement connus chez l'adulte, ils sont de plus en plus décrits chez les enfants. Les estimations indiquent qu'ils concernent au moins 5% des enfants, soit au minimum un par classe en moyenne."
Illustration Guide-Vue.fr. Ne peut être reproduit.
Des impacts sur différents aspects de la vision
Lorsque la lésion survient entre le chiasma optique et le cortex visuel primaire, tout ou une partie du champ visuel est amputé, de façon plus ou moins importante selon la localisation et l’étendue de la lésion. Cela peut aller de la cécité corticale, c’est-à-dire la perte de toute sensation visuelle malgré l’intégrité de l'œil, jusqu’au scotome, qui est une amputation d’une petite portion du champ visuel. Dans les cas intermédiaires, le patient peut voir son champ visuel se rétrécir jusqu’à devenir tubulaire, ou au contraire, perdre son champ visuel central alors que le champ visuel périphérique est conservé. L’hémianopsie latérale homonyme est la perte du champ visuel contra-lésionnel (du côté opposé à la lésion). Le patient ne peut donc voir qu'une seule moitié du champ visuel, la droite ou la gauche. La quadranopsie est la perte d’un cadran visuel.
Illustration du champ visuel. © Guide-Vue.fr. Ne peut être reproduit.
D’autres atteintes du cerveau, notamment localisées au niveau des voies ventrales (qui relient le lobe occipital au lobe temporal) et dorsales (qui relient le lobe occipital au lobe pariétal) vont pour leur part s’accompagner de troubles de la cognition visuelle, tels que des troubles de l’exploration et de l’attention visuelles. Le syndrome de Balint, due à des lésions du lobe pariétal postérieur, est caractérisé par une triade de symptômes : l’apraxie du regard (impossibilité à déplacer et orienter volontairement le regard), la simultagnosie (incapacité à percevoir deux objets en même temps) et l’ataxie optique (incapacité de saisir avec précision un objet sous contrôle visuel). La négligence spatiale unilatérale, le plus souvent gauche, se caractérise par des difficultés à réagir à, ou à agir sur, des stimuli présentés du côté opposé à la lésion cérébrale. Le patient se comporte alors comme si une moitié de l’espace n’existait pas.
Des troubles de l’imagerie visuelle et spatiale ont également été observés dans la pratique clinique. Ils sont mis en évidence à travers des tâches de production et copie de figures géométriques, d’agencement de cubes, de puzzles et de tâches d’imagerie mentale. Les enfants ont par exemple des difficultés à comparer deux objets (une échelle est plus grande qu’un tabouret), ou à donner une caractéristique typique à un objet (comme attribuer la couleur jaune à une balle de tennis).
Il existe aussi des troubles de la reconnaissance visuelle qui se manifestent par la difficulté à nommer un objet qui est vu, alors que la reconnaissance de l’objet par le biais d’un autre sens, comme le toucher, reste possible. Enfin, les troubles neurovisuels peuvent concerner la coordination visuo motrice, avec une altération de la vision qui ne permet plus d’ajuster correctement un geste. Souvent, les enfants présentant des troubles neurovisuels ont également des difficultés de fixation ou de poursuite visuelle, ou d’autres troubles visuels tels que le strabisme et l’amblyopie.
Sylvie Chokron, neuropsychologue et directrice de Recherches 1re classe au CNRS ©DR
Troubles neurovisuels, les conséquences sur le développement et les apprentissages de l'enfant
Compte tenu du rôle de la vision dans le développement, les enfants qui ont des troubles neurovisuels ont un risque important de développer des troubles des apprentissages. Le déficit peut en effet altérer les capacités de lecture, d’écriture et de calcul. Un enfant présentant une négligence spatiale du côté gauche, par exemple, peut omettre la partie gauche d’un texte, le début des phrases et éprouver beaucoup de difficultés à retourner à la ligne. La simultagnosie, qui se caractérise par l’incapacité à distinguer un stimulus parmi d’autres, peut altérer la capacité à regrouper correctement les lettres vues, ce qui empêche de constituer le mot. Les troubles qui concernent le champ visuel vont eux aussi s’accompagner d’une altération de la qualité de la lecture.
La vision sert également d’appui pour l’apprentissage du contrôle postural et l’exécution d’un mouvement, dès lors, un trouble neurovisuel est susceptible d’altérer les aptitudes psychomotrices. Les troubles neurovisuels chez l’enfant, et en particulier la négligence spatiale unilatérale, sont la plupart du temps associées à une négligence motrice ainsi qu’à des troubles praxiques. L’ataxie optique, qu’on retrouve dans le symptôme de Balint, entraîne quant à elle des difficultés à diriger des actes volontaires et coordonnés sous le contrôle de la vision, ce qui pose des difficultés lors de la saisie d’objet.
Un autre impact des troubles neurovisuels, et en particulier ceux qui touchent la cognition visuelle, concerne l’interaction sociale et affective entre l’enfant et le monde extérieur. Les troubles de la perception et de l’analyse visuelle affectent en effet certains processus liés à la communication tel que la reconnaissance des visages ou la perception des expressions faciales. Certains enfants peuvent sous- ou surestimer certaines expressions (comme la peur, la colère ou le dégoût) ou encore les confondre entre elles. D’autres enfants qui ont des troubles de la reconnaissance des visages peuvent faire de fausses reconnaissances, c’est à dire se comporter avec des inconnus comme s’ils les connaissaient, ou à l’inverse ne pas reconnaître des personnes de leur entourage, même proches. Ces difficultés dans les interactions sociales peuvent être sévères au point de conduire ces enfants à s’isoler et à se replier sur soi. Des études ont ainsi montré qu’un grand nombre d’enfants porteurs de troubles neurovisuels sont diagnostiqués à tort comme présentant des troubles du spectre autistique.
Principales amputations du champ visuel en fonction de la localisation lésionnelle ©DR. Ne peut être reproduit.
Chez l’adulte, les troubles neurovisuels peuvent prendre des formes diverses et gênent également la vie quotidienne de multiples façons. Les patients qui, suivant leur atteinte, ont perdu tout ou une partie de leur champ de vision, peuvent avoir des difficultés pour s’orienter dans l’espace et retrouver leur chemin. Cela conduit à une grande perte d’autonomie puisqu’ils ne peuvent pas se déplacer seuls ou utiliser leur voiture. La lecture, la concentration et les interactions sociales sont également perturbées, ce qui peut avoir des conséquences délétères sur la vie sociale et professionnelle.
Dépistage des troubles neurovisuels, un diagnostic difficile
Etant donné que leur origine est cérébrale, les troubles neurovisuels existent alors que l'œil ne présente pas d’anomalie. De ce fait, ces troubles ne sont pas détectables lors d’un examen ophtalmologique. Le patient n’a par ailleurs pas toujours conscience de son déficit. Il peut avoir une acuité visuelle parfaite, mais n’est capable de voir l’information que dans une partie restreinte du champ visuel, ou alors, il peut percevoir l’ensemble du champ visuel sans être en mesure d’analyser et de comprendre les informations reçues. Les troubles neurovisuels quels qu’ils soient peuvent donc être totalement ignorés. Chez l’adulte, certaines manifestations visibles doivent cependant alerter, comme des accidents de voiture à répétition ou des chutes, latéralisées en particulier, une lecture brouillée ou ralentie, ou encore la sensation d’un morcellement de l’environnement visuel, surtout en l’absence d’anomalie oculaire ou si l’acuité visuelle est corrigée.
Chez l’enfant, la détection d’un trouble neurovisuel est d’autant plus difficile que les lésions sont le plus souvent périnatales. De ce fait, l’enfant atteint ne peut pas se rendre compte que sa vision est déficiente car son système visuel ne s’est jamais développé correctement. C’est souvent après l’entrée à l’école qu’est décelé un déficit de la fonction visuelle. Toutefois, comme l’acuité visuelle des enfants peut être normale, il arrive que des difficultés scolaires ou relationnelles soient interprétées à tort comme des troubles cognitifs ou comportementaux. Dans le cas d’enfants ayant en plus des troubles ophtalmologiques, il arrive que le trouble oculaire masque le trouble neurovisuel et que celui-ci soit encore plus difficile à détecter.
Malgré un diagnostic difficile, il est indispensable de pouvoir rechercher de manière précoce et systématique les troubles neurovisuels chez les enfants afin de pouvoir les prendre en charge au plus vite et limiter leur impact sur le développement, les interactions sociales et les apprentissages. Si les troubles neurovisuels sont invisibles et qu’ils ne s’accompagnent pas toujours d’une plainte, il est possible de les repérer dans le comportement même de l’enfant. Des troubles des apprentissages ou du comportement, notamment, ou des difficultés dans l’apprentissage du langage écrit, la géométrie ou encore l’organisation de l’espace, sont évocateurs d’une atteinte de la fonction visuelle.
Le dépistage et la prise en charge des troubles neurovisuels
Le dépistage des troubles neurovisuels comporte plusieurs étapes distinctes. Dans un premier temps, il convient de vérifier l’intégrité de l’acuité visuelle et le bon fonctionnement de l’œil grâce à un examen ophtalmologique et orthoptique. S’ils existent, les troubles oculaires doivent être traités en premier lieu afin d’optimiser ensuite la prise en charge neurovisuelle. Ensuite, différents examens peuvent être proposés pour documenter la lésion cérébrale responsable du trouble neurovisuel. Toutefois l’absence de lésion visible en imagerie cérébrale ne signifie pas qu’aucune lésion n’est survenue. En effet, l’examen électro-encéphalographique (E.E.G.) est loin d’être fiable dans la mesure où certains patients atteints de trouble neurovisuel sévère peuvent ne pas présenter de signe alarmant à l’EEG. De même, avec l’Imagerie par résonance magnétique (IRM), on ne retrouvera pas la lésion responsable d’une amputation du champ visuel dans 30% des cas.
Comme les troubles neurovisuels représentent une condition complexe, l’évaluation doit rendre compte de l’ensemble des manifestations, des plus évidentes aux plus subtiles. Le bilan neurovisuel s’intéresse donc aux aspects relationnels, neuropsychologiques, cognitifs et fonctionnels de la vision. Il commence par un entretien anamnestique, avec des questions précises autour de la grossesse, l’accouchement et les premiers mois de vie. Cette étape permet de détecter une étiologie potentielle telle qu’une maladie pendant la grossesse, une prématurité ou un AVC néo-natal, ou encore un accident lors des premiers mois de vie ayant pu entraîner un traumatisme crânien ou une détresse respiratoire. C’est aussi lors de cet entretien que peuvent être mises en évidence les manifestations neurovisuelles observées pendant la toute petite enfance, telles qu’une absence de contact visuel, des chutes répétées, ou la non-reconnaissance de visages familiers. L’observation de l’enfant au cours du bilan est également importante puisqu’elle va permettre de révéler des signes tels que l’absence de fixation de l’interlocuteur, l’errance ou la fixité du regard, et également d’évaluer la qualité de la relation avec les parents et les cliniciens. Ensuite, une batterie de tests est menée afin d’évaluer l’étendue du champ visuel, la fixation et l’exploration visuelles, l’attention sélective, la coordination visuomotrice, la perception, l’orientation ainsi que l’attention dans l’espace, l’analyse et la reconnaissance visuelle puis la mémoire visuelle. Chez l’enfant, des batteries normalisées ont été mises au point pour dépister les troubles neurovisuels. Dès 3 mois, la batterie BAJE peut être utilisée pour repérer les troubles visuo-attentionnels et visuo-moteurs chez le bébé, puis dès 4 ans, la batterie d’évaluation des troubles visuo-attentionnels (E.V.A.), se compose de neuf tests simples et rapides de type papier/crayon. De 6 à 12 ans, sur le même modèle, la batterie EVA-GE peut être proposée pour dépister les troubles neurovisuels. Ainsi, de 3 mois à 12 ans, il existe aujourd’hui des outils distribués sur simple demande pour dépister ces troubles et les prendre en charge de manière adaptée. Enfin, un bilan neuropsychologique est proposé, complété par une évaluation des compétences scolaires et développementales.
Test dépistage troubles neurovisuels ©DR. Ne peut être reproduit.
Cette démarche diagnostique permet ainsi de décrire de façon précise les troubles de la fonction visuelle ainsi que leurs effets sur le développement cognitif, social et moteur. Une prise en charge adaptée, qui repose sur cette description, permet de restaurer l’ensemble des capacités visuelles y compris le champ visuel. Les troubles neurovisuels sont pris en charge par tous les professionnels de la petite enfance tels que les neuropsychologues (qui assurent de manière conjointe la prise en charge des troubles cognitifs associés), les orthophonistes, les orthoptistes, les ergothérapeutes, et les psychomotriciens. Tout au long du processus, des évaluations régulières sont mises en place afin de poursuivre, actualiser ou ré-orienter les prises en charge et adapter les besoins spécifiques à l’école.
Propos recueillis par Sophie Vo.
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